Toni Morrison, morte dans la nuit du 5 au 6 août à New York, laisse derrière elle une oeuvre immense, un cri de révolte contre le racisme mais aussi un pilier de la littérature américaine.

Petite-fille d’esclaves, Toni Morrison naît en 1931 sous le nom de Chloe Wofford - elle prendra le nom Antony, abrégé en Toni, lors de sa conversion au catholicisme à 12 ans. Elle grandit à Cleveland, dans l’Ohio, au milieu d’une communauté éclectique, composée d’Afro-américains mais aussi de Tchèques, de Mexicains, d’Allemands, d’Irlandais… Elle déclare d’ailleurs que ce n’est qu’au moment de s’installer à Washington pour ses études, à l’université afro-américaine Howard, qu’elle prend conscience du racisme dans la société américaine.

Toni Morrison est ensuite admise à la prestigieuse université Cornell, où elle soutient son mémoire de master sur le thème du suicide chez William Faulkner et Virginia Woolf.

En 1958, elle épouse Harold Morrison, dont elle divorcera en 1964 après avoir eu deux enfants. Elle enseigne l’anglais d’abord à New York, puis la littérature à l’Université de Princeton dans le New Jersey.

Au cours de sa carrière littéraire, entamée en 1970 avec L’Oeil le plus bleu, elle reçoit de prestigieuses distinctions, notamment le prix Pulitzer pour son oeuvre majeure Beloved, ainsi que le prix Nobel de littérature en 1993.

Beloved
The Bluest Eye


Son oeuvre est éminemment politique. D’ailleurs, elle suscite la controverse en 1998, en déclarant au New Yorker que le président Bill Clinton est le “premier président noir américain, plus noir que n’importe quel noir” à cause du fait qu’il est né dans une famille monoparentale, issu de la classe ouvrière, qu’il joue du saxophone et qu’il aime les fast-foods. Plus tard, lors des campagnes présidentielles de 2008 et 2012, elle apporte publiquement son soutien à Barack Obama.

Home, une plongée dans l’Amérique ségrégationniste

En 2012, Toni Morrison publiait Home, un roman bref et dense, racontant le retour aux Etats-Unis de Frank Money, un homme noir qui a survécu à la guerre de Corée.

Dès les premières pages, on découvre un homme déboussolé qui s’échappe de l’hôpital sans se rappeler des circonstances qui l’y ont amené. C’est un vagabond : il est rentré du front depuis un an déjà mais ne veut pas rentrer chez lui. Mais justement : quel est ce “chez lui”, ce home, pour cet homme hanté par les souvenirs de la guerre, des souvenirs qui suscitent chez lui l’horreur et la honte ?

Ce devrait être Lotus en Géorgie, où Frank a passé sa jeunesse. Mais il abhorre ce village, “le pire endroit du monde, pire que n'importe quel champ de bataille”. Là-bas, “il n'y avait pas d'avenir, rien d'autre que de longues heures passées à tuer le temps (...), pas d'autre but que de respirer, rien à gagner et, à part la mort silencieuse de quelqu'un d'autre, rien à quoi survivre ni qui vaille la peine qu'on y survive”.

En réalité, Frank a-t-il jamais eu un endroit qui ressemblait à un chez-lui ? Expulsé du Texas avec sa famille par des suprémacistes blancs, installé chez son grand père et sa femme acâriatre qui veut les voir partir, puis mal accueilli après son retour de Corée dans une Amérique raciste et ségrégationniste où il ne peut séjourner ni même s’attabler où il veut, Frank semble toujours en mouvement, en quête de ce “home” qui n’existe pas.

Il faudra que sa soeur Cee l’appelle à l’aide, gravement malade après avoir été le cobaye d’un médecin pour qui elle travaillait à Atlanta, pour qu’il se décide à retourner en Géorgie. Car même le corps des Noirs ne leur appartient pas dans l’Amérique des années 1950. Ensemble, ils reviendront à Lotus, là où Cee se sent encore moins chez elle, elle qui est née sur la route. Un pélerinage aussi douloureux que cathartique.

Lu par Anna Mouglalis, dont la voix grave et les accents rauques soulignent parfaitement l’atmosphère sombre et inquiétante de l’histoire, ce roman nous plonge dans une ambiance et des thèmes chers à Toni Morrison. A (re)découvrir.

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