Le pays des autres

Leïla Slimani

Née en 1981 à Rabat, au Maroc, l’écrivaine et journaliste Leïla Slimani a su se faire un nom en très peu de temps, notamment grâce à son roman « Chanson Douce » acclamé par le prestigieux Prix Goncourt en 2016. En 2020, elle revient avec le premier tome d’une trilogie : « Le pays des autres », avec, pour sous-titre, « La guerre, la guerre, la guerre ». L’histoire d’un Maroc en quête d’indépendance, dont le tome 2 « Regardez-nous danser » est paru en 2022.

Le pays des autres (1)

En 1944, Mathilde, une jeune Alsacienne, s'éprend d'Amine Belhaj, un Marocain combattant dans l'armée française. Après la Libération, le couple s'installe au Maroc à Meknès, ville de garnison et de colons. Tandis qu'Amine tente de mettre en valeur un domaine constitué de terres rocailleuses et ingrates, Mathilde se sent vite étouffée par le climat rigoriste du Maroc. Seule et isolée à la ferme avec ses deux enfants, elle souffre de la méfiance qu'elle inspire en tant qu'étrangère et du manque d'argent. Le travail acharné du couple portera-t-il ses fruits ? Les dix années que couvre le roman sont aussi celles d'une montée inéluctable des tensions et des violences qui aboutiront en 1956 à l'indépendance de l'ancien protectorat.

Tous les personnages de ce roman vivent dans "le pays des autres" : les colons comme les indigènes, les soldats comme les paysans ou les exilés. Les femmes, surtout, vivent dans le pays des hommes et doivent sans cesse combattre pour leur émancipation.

Le pays des autres

Le pays des autres (2) : Regardez-nous danser

Ce deuxième tome peut se lire indépendamment, d'autant que l’écrivaine dresse la liste des personnages et leur biographie jusqu'aux débuts de ce second volet.

La seconde génération des Belhaj prend son envol. Dans ce second tome de sa trilogie, Leïla Slimani raconte la périodes des années 1960-1970, après l’arrivée d’Hassan II pour qui la sécurité était une obsession. Pendant cette période, les enfants d'Amine et Mathilde Belhaj vont s'émanciper. Selim, le garçon de la famille n’est pas vraiment prêt à se retrousser les manches, à l'inverse de sa sœur Aïcha, qui est partie en France pour y suivre des études de médecine. À Strasbourg, dans la région natale de sa mère, elle va s'investir entièrement dans sa formation et réussir brillamment avant de regagner Meknès. Pour elle, comme pour son frère, la grande question dans ce pays en pleine mutation reste désormais l'amour. Amine et Mathilde symbolisent la réussite sociale et leurs enfants Aïcha et Selim incarnent la jeunesse turbulente assoiffée d'aventures et d'envies d'ailleurs. Mehdi, Selma et Sabah personnifient les révoltes et les dérives. Tous traduisent à merveille l'ambiance suffocante pour les uns et bienfaisante pour les autres d'un Maroc corrompu et répressif.

Regardez-nous danser

Un début de parcours prometteur

Franco-marocaine, Leïla Slimani est la fille d’un banquier et d’une médecin. Elle obtient son baccalauréat au lycée français Descartes de Rabat, puis s’inscrit en classe préparatoire littéraire à Paris.

Initialement, c’était vers le métier de comédienne que la jeune femme s’était tournée, en s’inscrivant au cours Florent. L’expérience, peu concluante, rend son parcours moins tracé qu’il n’y paraît, puisqu’elle décide de se former au monde des médias. À l’ESCP Europe, elle rencontre Christophe Barbier, le directeur de la rédaction du magazine L’Express, et parrain de sa promotion.

C’est de cette manière qu’elle entre dans le milieu journalistique, à travers un stage au sein de la rédaction. En 2008, elle est embauchée par le magazine Jeune Afrique, duquel elle démissionnera quatre années plus tard, pour se consacrer à l’écriture.

La naissance d’une écrivaine

En 2014, son premier roman, « Dans le jardin de l’ogre », s’inspire de l’affaire DSK, qui eut un écho retentissant dans le monde. Elle y décrypte et étudie l’addiction au sexe d’une femme nymphomane, Adèle, jouant ainsi avec les interdits.

En parlant de sexualité féminine, Leïla Slimani montre un rapport au corps particulier, marqué par une histoire marocaine pesante à certains égards. Ce roman est sélectionné pour le Prix de Flore 2014, mais ne l’obtiendra pas. Il faudra attendre 2016 pour que son œuvre prenne un nouveau tournant.

Le prix Goncourt

La carrière de Leïla Slimani s'envole vraiment lorsque son deuxième roman, « Chanson douce », se voit récompensé par le Prix Goncourt 2016. Cette consécration littéraire fait d’elle la douzième femme à remporter le prix et inscrit son nom dans le paysage culturel français.

« Chanson douce » prend à bras le corps le thème de la maternité et de l’espace domestique comme lieu politique. L’histoire raconte les infanticides de deux enfants par leur nounou, employée par les parents quelques mois auparavant. Le livre connaît un tel retentissement qu’il est adapté en film en 2019 par Lucie Borleteau. On y retrouve Leïla Bekhti, Antoine Reinartz, ou encore Karin Viard, dans le rôle de la nounou. Dès lors, plus rien n’arrête Leïla Slimani qui, en plus d’être une écrivaine reconnue, est aussi une femme engagée.

Une chanson douce

Lorsque Myriam, mère de deux jeunes enfants, décide malgré les réticences de son mari de reprendre son activité au sein d'un cabinet d'avocats, le couple se met à la recherche d'une nounou. Après un casting sévère, ils engagent Louise, qui conquiert très vite l'affection des enfants et occupe progressivement une place centrale dans le foyer. Peu à peu le piège de la dépendance mutuelle va se refermer, jusqu'au drame.

À travers la description précise du jeune couple et celle du personnage fascinant et mystérieux de la nounou, c'est notre époque qui se révèle, avec sa conception de l'amour et de l'éducation, des rapports de domination et d'argent, des préjugés de classe ou de culture. Le style sec et tranchant de Leïla Slimani, où percent des éclats de poésie ténébreuse, instaure dès les premières pages un suspense envoûtant.

Chanson douce

Une femme de lettres engagée

Toujours en 2016, elle publie « Le diable est dans les détails », un recueil de textes écrits pour l’hebdomadaire ‘Le 1’. Six petits textes parfois engagés, dont « Intégristes je vous hais », écrit au lendemain des attentats du 13 novembre 2015. Ce recueil permet d’appréhender au mieux cette voix littéraire de plus en plus forte, qui prendra toute son ampleur l’année suivante.

En effet, en 2017, Leïla Slimani publie différents ouvrages. Tout d’abord « Sexe et mensonges : La vie sexuelle au Maroc », dans lequel l’autrice-journaliste s’est intéressée au Maroc de la marge : les prostituées, les homosexuels, autant de franges de la population mises à l’écart par une société écartelée entre sexe... et mensonge !

Elle publie également le roman graphique « Paroles d’honneur » avec Laetitia Coryn, une BD-reportage sur la sexualité des femmes au Maroc. Enfin, toujours en 2017, elle écrit le texte « Simone Veil, mon héroïne », un hommage au parcours et aux engagements de celle qui obtint la dépénalisation de l'avortement en France en 1975.

Une voix qui porte

Logiquement, la voix de Leïla Slimani est portée par un engagement parfois encensé par certaines associations. Ainsi, l’association des journalistes LGBT lui attribue, en 2017, l’Out d’or du ‘coup de gueule’ lorsqu’elle critique la pénalisation de l’homosexualité et le contrôle du corps féminin au Maroc. Dans cette même optique, elle corédige une pétition (« Nous sommes hors-la-loi ») en 2019, afin de dénoncer les articles du Code Pénal marocain qui punit les relations sexuelles hors-mariage et l’avortement.

Leïla Slimani, forte de cette image, est également nommée représentante personnelle du Président de la République Emmanuel Macron pour la francophonie, dans le but de siéger au Conseil permanent de l’Organisation Internationale de la Francophonie en 2017.

Au-delà de ces engagements, l’écrivaine est reconnue pour son talent littéraire et son goût de la culture puisqu’elle est la présidente du prix du Livre Inter en 2018, et devient membre du jury du Festival américain de Deauville la même année.

Toutes ces fonctions et autres reconnaissances ne l’éloignent cependant pas de ses premières amours : les belles lettres.

La trilogie marocaine

En mars 2020, Leïla Slimani nous revient donc avec son troisième roman : « Le pays des autres ». Annoncé comme le premier tome d’une trilogie sur l’histoire du Maroc, ce livre s’ancre dans un pays en quête d’indépendance, entre 1944 et l’été 1955.

L’autrice veut montrer combien la Seconde Guerre Mondiale a été un traumatisme pour “toute une génération de femmes”, entre émancipation et conflits individuels. Elle s’attaque donc à un passé, en proie aux inégalités, dans une époque qu'elle n'a pas connue mais qui résonne dangereusement à ses oreilles comme un monde pas si éloigné que ça.

Le parfum des fleurs la nuit

Dans le cadre de la collection « une nuit au musée », Leïla Slimani est invitée à passer la nuit à la ‘Douane de mer’, ancien bâtiment transformé en musée d'Art contemporain à Venise. C’est dans ce musée que se tient l'exposition Luogo e Segni (Lieu et signes) qui rassemble les œuvres d'artistes contemporains. Etant en panne d’inspiration, Slimani accepte l’invitation. Mais, elle n'apprécie pas vraiment l'art contemporain. Elle passe en revue les œuvres pour tenter de les apprivoiser et cela fait remonter d'autres réflexions sur la mort, les souvenirs qui remontent et sur le paradis perdu du Maroc. Elle s'interroge également sur le rôle de l'artiste : empêcher l'oubli, laisser une trace, donner vie au souvenir. Durant cette nuit, nous suivons donc l'autrice dans ses émotions et ses souvenirs. Son rapport à l'art, la solitude, le corps, la mort, les origines, la religion, ses souvenirs d'enfance. Un essai d’une grande sensibilité.

Le parfum des fleurs la nuit

Dans le jardin de l’ogre

Adèle est sexuellement compulsive. Sa vie est un désir insatiable de corps, une pulsion impossible à contenir, une détresse à ne pouvoir y mettre fin. Ses infidélités sont légions, avec ce besoin irrationnel d'amants de passage qui entraine mensonges et dissimulation, crainte du sida ou d'une grossesse involontaire. Son corps est un tyran insatisfait, en dépit de sa maigreur, de son tabagisme et sa honte. C'est une bien curieuse personne qu'Adèle, femme froide et secrète, entre dépression et névroses, incapable de se satisfaire de sa vie de bourgeoise assez gâtée entre mari aimant et enfant. Quand son mari Richard découvre la vérité, cette duplicité le laisse anéanti. Dès le début du roman, on est happé dans cette tornade de sadisme, de jouissance et surtout de souffrance d'Adèle. L’autrice nous décrit une femme belle, inconstante, qui est en manque de reconnaissance et d'amour, malgré son mari et son fils.

Dans le jardin de l'ogre

Si Leïla Slimani est une raconteuse d’histoires hors pair, elle est aussi une voix qui s’élève dans la société pour dénoncer, lutter et rendre compte de tous les maux qui sclérosent cette dernière. Si le Prix Goncourt a été une consécration nationale, il n’en reste pas moins que l’écrivaine ne s’arrête pas en si bon chemin, et est partie pour nous faire visiter son propre pays encore de nombreuses années.