Parmi les livres marquants de cette rentrée littéraire, Chavirer s'est imposé comme un roman de choix. Dans cette histoire, écrite par Lola Lafon, on fait la connaissance de Cléo, 13 ans, abordée en sortant de son cours de modern jazz par une femme très élégante. Il s'agit de Cathy, qui va rapidement lui parler de la Fondation Galathé, et de la bourse qu'elle a mise en place. Cette bourse va donner des ailes à Cléo, qui se voit déjà danseuse. La jeune fille va alors se donner corps et âme pour l'obtenir, sans savoir qu'en réalité, il s'agit d'une fausse bourse, et d'un piège sexuel. Elle y entraînera d'autres filles, posant ainsi la question de la dualité entre la position de victime, et de coupable. Raconté sur près de trente ans, Chavirer est une formidable plongée dans des questionnements qui résonnent très forts aujourd'hui. Et si ce livre audio est disponible en exclusivté pour Audible, nous avons rencontré Lola Lafon, afin d'en savoir un peu plus sur cette histoire.
Pour plusieurs raisons. C’est quelque chose qui était évident à la naissance du roman. Je savais peu de choses, mais je savais que le personnage central serait raconté par les autres. Cléo perd le récit d’elle-même à 13 ans et ne peut le faire, il y avait un éclatement en puzzle. Il serait artificiel qu’elle puisse le raconter, car elle a des trous dans cette histoire. Je trouvais que la façon la plus juste était de la raconter par les gens qui ne perçoivent qu’un reflet de nous.
C’est une arme. Le langage est une arme, à partir du moment où Cléo, Betty, et toutes les autres viennent d’une classe intermédiaire, qui n’est pas précaire. Il y a évidemment, dans la prédation, la domination. Et on peut dominer par la langue, on peut dominer par le bagage culturel. C’est facile d’impressionner quelqu’un de 13 ans qui n’a jamais mis les pieds dans un musée.
Tout le temps. Toujours. La question est de savoir quand est-ce que je me laisse emporter par ce que je vois qui va survenir et qui n’est pas ce que j’avais pensé. Par exemple, le personnage de Jonas, où, finalement, le père a pris plus d’importance que ce que j’imaginais. Il est bizarrement devenu quelqu’un de très cher à mon cœur.
Je mentirais si je disais que je ne jugeais pas ce qu’est une prédatrice avec sa mise en scène affective. Mais mon jugement n’est pas intéressant, ce qui est intéressant, c’est que je la donne à voir, que je décortique le langage de la prédation, la manière dont ça se passe. J’évite de mettre ce que j’en pense dans les romans.
Mon rapport au corps est sans doute un peu plus compliqué que celui des autres auteur.e.s, car j’ai été danseuse. Je ne suis pas une autrice qui a fait un parcours littéraire, le mien a été très physique. Que ça soit les voyages, la danse, un certain engagement politique, qui était aussi physique. Je pense que le corps est à la fois un outil dans ce que ça a de plus ambivalent (qu’on peut utiliser jusqu’à la maltraitance), mais aussi quelque chose que l’on observe. Mes rituels d’écriture passent par le corps, j’ai besoin d’écrire au réveil. J’aime l’état semi-embrumé, semi-lucide. Il y a un vrai rapport entre la danse et l’écriture pour ce qui est de la tenue du corps. Je ne pourrais pas écrire allongée dans un canapé, j’ai besoin d’être très droite, à l’affut physiquement, pour écrire.
Je ne sais pas, et c’est bien ça le problème. C’est ce à quoi on est confronté. On essaie de se trouver une petite route. Mais oui, bien sûr, le corps d’une femme est tout le temps estimé. J’ai l’impression que plus je vieillis, plus je m’en rends compte. Une fois que le corps est jugé désirable, on passe très vite à la date de péremption. Il y a vraiment quelque chose de non-stop. L’écriture est aussi une liberté pour ça : on est seule, on créé un monde quand on est une femme. C’est un geste puissant d’écrire, pour une femme.
Bien sûr, la fiction est le seul espace que je vois où on peut exprimer du doute et de l’ambiguité. Le discours politique est complètement hermétique au doute. La fiction est l’espace pour exprimer la complexité et pour s'interroger sur des choses qui seraient peut-être rebutantes. Le personnage de Cléo est ici lisible. Dans un fait divers, peut-être que cette histoire n’aurait pas du tout la même portée.
Le pardon, on ne peut pas l’accorder. Il faut que la personne qui vous a offensé.e vienne vous demander pardon. Pour moi, la question est vraiment ce qu’on peut « se » pardonner ou pas; la majorité de nos vies se passent quand même à être entravé.e parce qu’on en se pardonne pas. Par des gestes, par des moments qu’on n’a pas bien fait. Qu’est-ce qu’on peut s’accorder à soi-même comme pardon ? On est tous et toutes hanté.e par des moments où l'on n'a pas fait le bon geste, pas dit la bonne phrase. Tous les personnages de Chavirer ratent quelque chose avec Cléo. Tous.
(Crédit photo : Lynn SK)