Entre Madame Rosa et Momo, c'est un amour maternel qui ne passerait pas les liens du sang, c'est l'amitié entre les peuples juif et arabe, c'est le poids de l'Histoire allégé par l'appétit de vivre. Le roman se passe à Belleville, vingtième arrondissement de Paris, sixième étage sans ascenseur. Momo a dix ans, peut-être quatorze en réalité. Cela fait beaucoup de chiffres pour un môme qui réinvente le dictionnaire et a le sens de la maxime : "Je pense que pour vivre, il faut s'y prendre très jeune, parce qu'après on perd toute sa valeur et personne ne vous fera de cadeaux."
Un parcours brillant et prometteur
De son vrai nom Roman Kacew, Romain Gary est né le 21 mai 1914 à Vilna, l’actuelle Vilnius en Lituanie, et auparavant Empire Russe. Juif de ses deux parents, il devient rapidement polonais de nationalité. Le père de Roman quitte le foyer familial pour fonder une autre famille, alors qu’il n'est qu’un enfant, contraignant sa mère à s’occuper de lui toute seule.
Quelques années plus tard, Roman et sa mère arrivent en France alors qu’il n’avait que 14 ans. Roman part de Nice, dans le but d’étudier le droit à Aix-en-Provence, puis à Paris. En 1935, il est naturalisé français, publie sa première nouvelle (“L’orage”), puis est appelé au service miliaire en 1938, afin de servir dans l’aviation.
Lors de la Seconde Guerre Mondiale, Roman prend le pseudonyme résistant de Gary, alors qu’il est engagé dans les Forces Aériennes Françaises Libres. À la fin de la guerre, il est décoré de la Légion d’honneur et publie la même année son premier roman : L’Éducation européenne.
Cette période constitue pour lui un moment à part, puisqu’il mène de front la carrière diplomatique dont sa mère rêvait mais, en parallèle, il s’adonne à l’écriture d’ouvrages que l’on connaît aujourd’hui. Ainsi, Les racines du ciel obtient le prestigieux Prix Goncourt en 1956. C’est la première fois que l’écrivain remportera une telle distinction, mais pas la dernière !
Porté par une telle reconnaissance, il embrasse cette carrière littéraire prometteuse dans les années 1960, jusqu’à quitter ses fonctions diplomatiques au moment de la publication de La promesse de l’aube.
C’est à partir des années 1970 que Romain Gary utilisera différents noms d’emprunts (Shatan Bogat, Fosco Sinibaldi), dont le plus célèbre : Émile Ajar.
Il s’intéressera également au cinéma, puisqu’il participera à la réalisation de deux films : “Les oiseaux vont mourir au Pérou” et “Kill”.
Une mort prématurée
Dans sa sphère privée, Romain Gary épousera l’actrice Jean Seberg en 1963, avec qui il aura un fils. Ils auront tous deux une étroite collaboration avec le cinéma, puisque Romain Gary fera tourner sa femme devant la caméra.
En 1979, Jean Seberg se suicide, suivie, un an après, par Romain Gary, à l’âge de 66 ans. Après avoir fait usage d’un revolver dans sa bouche, ce dernier laisse une mystérieuse lettre avec pour inscription “Jour J”, alors même qu’il indiquait avoir fait un pacte avec Dieu selon lequel il ne “vieillirai jamais”.
Romain Gary laisse donc derrière lui une œuvre aussi prolifique que captivante, qui aura marqué l’histoire littéraire française, notamment en raison de son questionnement identitaire profond.
"- Tu seras un héros, tu seras général, Gabriele D'Annunzio, Ambassadeur de France - tous ces voyous ne savent pas qui tu es !
Je crois que jamais un fils n'a haï sa mère autant que moi, à ce moment-là. Mais, alors que j'essayais de lui expliquer dans un murmure rageur qu'elle me compromettait irrémédiablement aux yeux de l'Armée de l'Air, et que je faisais un nouvel effort pour la pousser derrière le taxi, son visage prit une expression désemparée, ses lèvres se mirent à trembler, et j'entendis une fois de plus la formule intolérable, devenue depuis longtemps classique dans nos rapports :
- Alors, tu as honte de ta vieille mère ?"
De sa voix ronde et chaleureuse, Hervé Pierre restitue à merveille l'hommage de Romain Gary à sa mère. Une lecture entre rire et larmes où se succèdent scènes d'amour, d'adieu et de retrouvailles.
Émile Ajar, le double littéraire
Et parmi les éléments historiques portés par Romain Gary, son utilisation de pseudonymes est un point notable. Car oui, avec l’ambition de surprendre et de sans cesse se renouveler, il utilise très tôt ce dispositif littéraire.
Émile Ajar est le nom d’emprunt que l’on connaît le plus. C’est avec lui qu’il publia *La vie devant soi *en 1975, qui lui valut son deuxième Prix Goncourt. L’invention littéraire de ce pseudonyme est toute réfléchie, puisqu’au-delà du caractère mystique, quelques explications linguistiques sont à prendre en compte.
En effet, en russe, Gary signifie “brûle” à l’impératif, alors que Ajar veut dire “braise”. Il fut également le nom d’actrice de sa mère, renforçant ce travail perpétuel sur l’identité. Cette volonté de laisser le doute planer quant à l’identité de cet écrivain se renforçait aussi lorsqu’on comparait des phrases typiques de Romain Gary, et celles d’Émile Ajar.
L’attribution du Prix Goncourt mit le feu aux poudres, et lança ce qu’on a eu coutume d’appeler “L’affaire Émile Ajar”.
Un double prix Goncourt
Théoriquement, recevoir le Prix Goncourt à deux reprises est interdit. Et pourtant, Romain Gary l’a fait, puisqu’il le reçu une première fois en 1956 avec son véritable nom (pour Les racines du ciel), et une seconde fois sous pseudonyme pour La vie devant soi en 1975. À ce titre, Émile Ajar fit frissonner le monde littéraire des jours durant, en raison des soupçons qui pesaient sur cette dualité identitaire.
En publiant quatre romans sous ce nom d’emprunt, Romain Gary n’avait attisé que quelques soupçons, porté par un petit cousin, Paul Pavlowitch, qui jouait le rôle d’Émile Ajar lors d’interviews publiques. Une entreprise bien huilée qui fut donc révélée au grand jour au moment du Prix Goncourt.
C’est la raison pour laquelle dans un premier temps, Romain Gary décida de refuser la récompense pour La vie devant soi. Toutefois, le prix lui fut tout de même remis, pour la simple raison qu’il s’agissait de récompenser un livre, et non un auteur.
Il n’en reste pas moins que cette affaire donna alors un nouvel angle, une nouvelle lumière à l’œuvre globale de Romain Gary, qui connut de grands succès devenus des piliers de la littérature du XXème siècle. Et parmi eux, qui ne connait pas La vie devant soi ?
Pour Ludo le narrateur, l'unique amour de sa vie commence à l'âge de dix ans, en 1930, lorsqu'il aperçoit dans la forêt de sa Normandie natale la petite Lila Bronicka, aristocrate polonaise passant ses vacances avec ses parents. Depuis la mort des siens, le jeune garçon a pour tuteur son oncle Ambroise Fleury dit "le facteur timbré" parce qu'il fabrique de merveilleux cerfs-volants connus dans le monde entier.
Doué de l'exceptionnelle mémoire "historique" de tous les siens, fidèle aux valeurs de "l'enseignement public obligatoire", le petit Normand n'oubliera jamais Lila. Il essai de s'en rendre digne, étudie, souffre de jalousie à cause du bel Allemand Hans von Schwede, devient le secrétaire du comte Bronicki avant le départ de la famille en Pologne, où il les rejoint au mois de juin 1939, juste avant l'explosion de la Seconde Guerre mondiale qui l'oblige à rentrer en France. Alors la séparation commence pour les très jeunes amants... Pour traverser les épreuves, défendre son pays et les valeurs humaines, pour retrouver son amour, Ludo sera toujours soutenu par l'image des grands cerfs-volants, leur symbole d'audace, de poésie et de liberté inscrit dans le ciel.
La vie devant soi, le sacre final de Gary
Tout le monde connaît La vie devant soi, ne serait-ce que de nom. Publié en 1975 au Mercure de France, ce roman obtient donc le Prix Goncourt la même année, et place Romaine Gary comme un écrivain hors pair, dont le regard compte plus que jamais dans le paysage littéraire français.
La vie devant soi est l’histoire de Momo, diminutif de Mohamed, âgé de 14 ans, orphelin, marqué par une grande timidité. Momo vit chez Madame Rosa, au sein d’une pension clandestine pour enfants de prostituée qu’elle a ouverte. Cette juive rescapée des camps de concentration nazis est malade, mais refuse de se rendre à l’hôpital pour se soigner, doublée d’un très grand orgueil. Son affection particulière pour Momo apparaît à travers la voix de ce dernier, puisqu’il va peu à peu la considérer comme sa deuxième mère, ou plutôt, pour la “seule” mère qui lui reste. Jusqu’à la fin, Momo accompagnera Madame Rosa, au moyen d’un langage rythmé et d’un regard pertinent sur le monde qui l’entoure.
À sa sortie, La vie devant soi connaît un succès retentissant, si bien qu’il est adapté au cinéma, au théâtre, ou encore à la télévision.
Ce roman semble donc être l’accomplissement d’une carrière brillante, au sein de laquelle Romain Gary n’a eu de cesse de déconstruire l’idée selon laquelle on croit savoir qui l’on est. En se réinventant année après année, il a construit une œuvre cohérente, qui a finalement intégrée en 2019 la prestigieuse édition de la Pléiade. De quoi donner envie de se replonger dans ses classiques !
"Lorsqu'on a besoin d'étreinte pour être comblé dans ses lacunes, autour des épaules surtout, et dans le creux des reins, et que vous prenez trop conscience des deux bras qui vous manquent, un python de deux mètres vingt fait merveille. Gros-Câlin est capable de m'étreindre ainsi pendant des heures et des heures."
Gros-Câlin paraît au Mercure de France en 1974. Il met en scène un employé de bureau qui, à défaut de trouver l'amour chez ses contemporains, s'éprend d'un python. L'auteur de ce premier roman, fable émouvante sur la solitude de l'homme moderne, est un certain Émile Ajar. On apprendra plus tard que derrière ce nom se cache le célèbre Romain Gary.
L'histoire loufoque et touchante de Monsieur Cousin et de son python est racontée avec humour et tendresse par Jacques Gamblin. Un régal absolu !
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