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Entretien avec Franck Bouysse : "Je ne sais rien de l’histoire quand elle démarre"

Entretien avec Franck Bouysse : "Je ne sais rien de l’histoire quand elle démarre"

Dans Buveurs de vent, on fait la connaissance de quatre enfants, très différents mais très liés par l’amour familial : en quoi, comme vous le dites, il n’y a pas de plus grande aventure que d’avoir une famille ?

Parce que c’est l’inconnu, on ne sait jamais comment faire. On ne sait jamais si on fait bien, si on fait mal. La patte humaine, c’est tout de même la plus grande découverte à faire. Et puis il y a cette chose étonnante de savoir ce que tout ça va devenir. Quand on a des enfants, par exemple, on essaie de faire tout ce qu’on peut, et, dans le milieu d’où je viens, sans dire beaucoup. Donc on se construit comme on peut, en observant beaucoup, en essayant de garder cette espèce de ligne de conduite que l’on appelle le destin. Et pourtant, quand on est enfant, on a envie de s’affranchir de ça. Dans tous mes livres, il y a cet affranchissement, à un moment donné. Et c’est pour cela que c’est une aventure étonnante, parce qu’on ne sait pas ce que devient tout ça.

Au fil du récit, on voit aussi que la famille peut être cet héritage que l’on n’a pas choisi : c’est l’un des sujets du roman pour vous ?

Je crois que c’est l’un des fils rouges de tous mes livres effectivement. Ce lien, cet héritage-là, on en revient toujours au destin : qu’est-ce qu’on fait de ça ? De ce temps qui ne s’écoule pas horizontalement mais verticalement, qui ne va pas d’un point à un autre. Les générations précédentes étouffent celles qui arrivent par le poids des traditions, de l’héritage, des secrets, des mensonges, des non-dits. Ca parle, mais ça ne dit pas grand-chose.

Et puis il y a ce grand père : De quoi ce « Grand-père Silver » est-il le symbole/l’incarnation ?

Peut-être de la transmission des émotions qui sautent une génération. C’est à peu près ce qui se passe souvent : les parents transmettent une éducation, quelque chose d’assez formel, mais pas tellement de sentiments, pas tellement d’amour, pas tellement d’émotions. Et bien souvent, ce sont les grands-parents, et ce grand-père là, en l’occurrence, qui essaient de pallier. Mais lui n’a pas su faire non plus, avec sa fille. Si sa fille est comme cela, c’est qu’il y a une raison. Il fait donc ce qu’il peut pour essayer de veiller à tout ça, d’essayer de faire comprendre, avec les mots qu’il n’a pas lui non plus, au reste de la famille et à sa fille notamment et à son gendre, qu’il y a peut-être des choses à faire encore pour sauver ce qui peut être sauvé.

Dans la famille, il y a un enfant qui est passionné de littérature : de quelle manière votre amour des mots parcoure-t-il ce livre ?

Il la parcoure de bout en bout par plein de petits cailloux que j’ai semé. J’imagine que ça n’est pas pour rien que j’ai pris ces gamins à l’adolescence, puisque c’est à ce moment-là que moi, je découvre la littérature et les textes qui me donnent envie d’écrire. Donc c’est aussi un hommage rendu à tous ces auteurs là qui ont fait de moi ce que je suis aujourd’hui, qui ont fondé ma « carrière » littéraire. Comme ce gamin à qui on interdit de lire, moi aussi, je me cachais pour lire. Je ne suis pas dans les personnages, mais il y a des facettes que l’on retrouve. J’écris avec ma chair.

Comment ce titre plein évocateur, Buveurs de vent, s’est-il imposé à vous ?

Tout de suite, dès que j’ai écrit la première phrase. Je voyais ces gamins suspendus, et je les voyais boire le vent, et il y a avait cette image poétique qui m’est apparue. Donc dès la première page, j’avais le titre, comme souvent.

Joyce est un personnage un peu à part, qui a la main mise sur la vallée entière : que représente-t-il exactement, au-delà de l’inconnu ?

C’est un autre genre de fondation, d’héritage. Lui vient de nulle part, il n’a pas d’héritage justement. Et un homme qui n’a pas d’héritage doit souvent s’en fabriquer un. Ce désir de conquête, de domination, de revanche sur la vie : ce sont ces personnages-là qui m’ont beaucoup marqué, notamment dans la littérature américaine de l’entre-deux guerres. Le type qui arrive de nulle part avec pas grand-chose et qui fonde quelque chose, et puis, en général, qui échoue. Qui échoue parce qu’il se trompe de fondation.

Cette vallée est un lieu singulier, qui est inspiré de la réalité, et dont le potentiel romanesque se prête très bien au livre audio : comment avez-vous décidé de construire et de penser ce décor ?

Je ne pense rien, je ne construis rien, ça s’écrit au fil des pages, ça se dénoue avec l’écriture. Mais moi je ne sais rien de l’histoire quand elle démarre. J’ai juste ces quatre gamins suspendus à ce viaduc, et je ne connais pas la famille, je ne connais personne. L’histoire guide les personnages. Jusque-là, ça avait plutôt été les personnages qui guidaient l’histoire, dans mes autres livres. Et là, l’histoire se déployait comme une espèce de parabole qui allait vers une issue un peu apocalyptique que je ne présupposais pas au début. Mais il y avait quelque chose d’épique, de mythologique qui se déployait sous mes yeux, et je voulais suivre ça. Je voulais suivre cette espèce de déploiement de fureur d’amour, de haine, de domination, dans ce lieu clos et figé dans le temps au début du livre. Je sentais qu’il y avait quelque chose qui était en germe. En fait, c’est l’arrivée d’un homme qui fige la vallée et c’est le départ d’une femme qui fait exploser tout ça.

Il a aussi un aspect sociétal dans ce livre, cette révolte qui gronde… C’est quelque chose d’assez nouveau pour vous, non ?

Complètement oui. Je ne pensais pas du tout aborder ce thème-là, et je suppose que ça doit me travailler aussi en profondeur. À un moment donné, je sentais quelque chose qui grondait, qui grondait, qui grondait, mais tous les gens de la vallée n’avaient pas les armes. Il fallait que quelque chose se mette en place, et il se trouve que c’est encore une fois une gamine qui part et un homme qui vient d’ailleurs. Ce marin Gobbo qui prend les choses en main. Les choses se figent et se dénouent avec des hommes qui viennent d’ailleurs, finalement. Ça rejoint l’idée du destin : quand on est bloqué dans une histoire, on se complait peut-être là-dedans, il y a cette idée que ça ne doit pas changer.

Au fond, vous savez pourquoi vous écrivez, vous ?

J’écris parce que c’est en moi, c’est ma façon de m’exprimer, c’est ma façon de dire ce que je ne suis plus capable de dire à l’oral. C’est ma façon de parler en musique.

Selon vous, quelle perspective donne le livre audio à une histoire ?

L’oralité, pour moi, est quelque chose d’extrêmement important. Bien souvent, je lis à voix haute, je me relis à voix haute, j’enregistre même les dialogues. Parce que l’oreille, ça ne ment pas. Si un texte ne passe pas à l’oral, c’est qu’il y a quelque chose qui ne va pas, c’est que ça ne fonctionne pas. Donc c’est quelque chose qui est tout à fait naturel pour moi. Un bon texte doit être lu à voix haute. On me demande souvent en librairie de lire, et j’adore ça. J’adore retrouver la musique initiale. Je reviens un peu aux origines du livre, aux origines de smogs, et je retrouve cette musique-là, et c’est un vrai bonheur à ce moment-là. Alors être lu par des gens qui ne vous trahissent pas, c’est quand même un sacré bonheur.

Un coup de coeur livre à nous partager ?

Je suis en train de lire les Les Frères Karamazov de Fiodor Dostoïevski, c’est un livre extraordinaire. Le plus grand Dostoievski que j’ai lu jusqu’à présent. Je ne suis pas tout à fait au bout, il y a quand même 1200 pages, mais c’est formidable. Et que j’ai lu il n’y a pas très longtemps Fils d'homme de Augusto Roa Bastos.

(Crédit photo : Pierre Demarty)